Une littérature palestinienne
Entre le XIXe siècle et le XXe siècle, les Palestiniens, encore sous domination ottomane, construisaient leur identité à partir d'une multitude d'origines dont arabe, islamique, chrétienne, etc. Mais à partir de la défaite de l'empire Ottoman qui entraîna un partage des territoires du Proche-Orient par les puissances occidentales, la Palestine se voit placée sous mandat britannique dès 1920. Durant cette époque, une élite palestinienne a vu le jour et a développé une presse nationaliste à l'instar des journaux Al-Karmel (fondé en 1908)et Filastin (fondé en 1911). La nécessité de construire une identité palestinienne devient urgente et la littérature se présente comme le moyen le plus efficace et accessible pour cette mission.
Dans cet article, nous découvrirons la littérature palestinienne, notamment à travers des récits riches et variés qui témoignent d'une partie de l'histoire de la Palestine qui aujourd'hui se voit bafouée à bien des égards.
Une construction d'identité faite de mots
À la fin du XIXe siècle, l'histoire de la Palestine se voit transformée à tout jamais, notamment avec le sionisme, mouvement politique théorisé par le journaliste Theodor Herzl dans son pamphlet Der Judenstaat. Soutenu par les puissances coloniales européennes , ce mouvement politique est justifié par un projet de civilisation et de lutte contre la barbarie. Ainsi, à partir du 2 novembre 1917, avec la déclaration Balfour, le Royaume-Uni participa à la construction d'un foyer juif en Palestine, dès lors, le transfert de juifs d'Europe vers le territoire palestinien s'intensifia de plus en plus. L'objectif du sionisme devient clair : vider la Palestine afin de mettre en œuvre un remplacement de population. Le 29 novembre 1947, l'ONU approuva la partition du territoire palestinien à l'avantage de la communauté juive. Après le départ de l'armée britannique, les milices (Irgoun et Haganah) ont intensifié les attaques contre la population palestinienne, dont les civils dans le but de « nettoyer » les territoires des « communautés non juives ». Le destin de la population palestinienne devient simple : fuir ou mourir, le massacre de la population du village de Deir Yassin le 9 avril 1948 en est l'exemple. La naissance de l' État d'Israël le 15 mai 1948 fut pour les Palestiniens la « catastrophe », « Nakaba », ainsi, les Palestiniens en exil ont entamé un travail intellectuel afin de protéger et d'honorer leur mémoire :
Les Israéliens avaient commis une grave erreur de calcul en pensant que les réfugiés […] allaient réduire leur problème à celui de la survie à tout prix. Les intellectuels palestiniens surgirent soudain de partout : ils écrivaient, ils enseignaient, ils parlaient […].
Jabra Ibrahim Jabra, « Portrait de l'exilé palestinien en écrivain », Revue d'études palestiniennes n° 63, 1997.
La Palestine ne possède pas d'histoire officielle qui connaît sa légitime et propre existence. Pour le peuple palestinien, un peuple privé de sa nation, la littérature est la seule histoire possible. Les écrivains et les poètes palestiniens sont les premiers acteurs de la résistance palestinienne. La littérature palestinienne devient un symbole emblématique dans l'histoire d'une nation.
Un crime de Guerre
Adania Shibli est une autrice palestinienne qui publie des nouvelles, des pièces de théâtre et des essais exclusivement en langue arabe. En 2020, elle publie Un détail mineur inspiré d'une histoire vraie. Le récit est fondé sur une histoire révélée en 2003 par la presse israélienne Haaretz. Le quotidien dévoile le viol et le meurtre d'une jeune Bédouine du Néguev en 1949 commis par des soldats israéliens. Le livre se divise en deux temps, tout d'abord, il relate le déroulement du crime avec une grande objectivité :
« Rien ne bougeait, sauf le mirage. De vastes surfaces dénudées s'étageaient jusqu'au ciel, frémissantes et silencieuses. L'éclat du soleil de l'après-midi effaçait presque les lignes de leurs hauteurs sablonneuses à l'ocre blême. »
La deuxième partie du récit est transcrite à la première personne par une Palestinienne d'aujourd'hui obsédée par un détail mineur de cette affaire : le fait qu'elle se soit produite vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance :
« Cette date ne peut être autre chose qu'une pure coïncidence. Outre que l'on est parfois contraint de faire fi des évènements du passé parce que ce qui se produit de nos jours n'est pas moins effroyable. »
Au-delà du conflit israélo-palestinien, Adania Shibli dénonce en peu de pages et avec une grande subtilité la banalité de l'utilisation du viol comme arme de guerre, tout en mettant en avant la mémoire et l'oubli.
Un détail mineur, devait être primé au salon du livre de Francfort en octobre 2023, mais il a été annulé à cause de l'implacabilité des faits dans le roman et les échanges avec l'autrice ont été supprimés du programme. Cela démontre le soutien incontestable des violences de l'armée israélienne par les médias occidentaux en rendant silencieuses les voix des intellectuels palestiniens. Cependant, le salon du livre de Francfort a su faire une chose : rendre les voix silencieuses des opprimés pour mettre en avant la voix des oppresseurs.
Chaque fois que j'ai combattu pour toi
Abd al-Karim al-Karmi, est né à Tulkarem (en Cisjordanie) en 1907. En 1927, il devient professeur en Palestine, tout d'abord à l'école Umariyya puis à l'école Rashidiyya de Jérusalem. Lorsque les rois et les princes arabes prononcèrent leur proclamation en octobre 1936, appelant les Palestiniens à mettre fin à leur grève générale contre la politique pro-sioniste britannique , l'écrivain publia une ode intitulée La Flamme de la poésie où il critiqua le comportement lâche de ces dirigeants. Cette ode devient un symbole dans l'héritage de la Grande Rébellion palestinienne de 1936. À partir de 1964, Abd al-Karim al-Karmi devient responsable de la solidarité afro-asiatique au sein de l'OLP (Organisation de Libération de la Palestine). Le 1er juillet 1979, il reçoit le prix annuel Lotus de la littérature décerné par l'Union des écrivains asiatiques et africains. Enfin, c'est en 1980, al-Karmi a été élu président de l'Union générale des écrivains et journalistes palestiniens. Il mourut le 11 octobre 1980 suite à une opération chirurgicale. En 1990, l'OLP lui a décerné la Médaille de Jérusalem pour la culture, les arts et la littérature.
Son parcours de poète et de militant a transformé l'histoire de la littérature de la Palestine en rendant sa plume universelle à chaque esprit doté de conscience et de sensibilité.
Un extrait de la poésie de Abd al Karim al-Karmi
Chaque fois que j'ai
combattu pour toi
je t'ai aimée encore plus
Y a-t-il une terre autre que cette terre
faite de musc et d'ambre ?
Y a-t-il un autre horizon au monde
parfumé comme cet horizon ?
Chaque fois que j'ai défendu ta terre
le bois de mon âge a reverdi
Et mes ailes, ô Palestine
sur la cime se sont déployées
Ô Palestinienne du nom qui
inspire et fascine
le brun de tes joues atteste
que la beauté est brune
Dans tes yeux, je ne cesse de lire
Le chant du génie
Et sur leurs rives, les vagues
d'Acre sans cesse se brisent
Les oranges ont-ils fleuri
des restes de nos larmes ?
Les oiseaux des pins
n'embrassent plus les pentes
Les étoiles de la nuit
ne veillent plus au-dessus du Karmel
Les jardinets ont pleuré après notre départ
et le jardin est devenu désert
Dans les vignes aux grappes rouge violacé
mille pagnes se sont déchirés
Ô Palestine, regarde ton peuple
offrant la plus magnifique des images
Au feu de la révolution et de l' éparpillement
il faut justice au monde
Nulle patrie ne se libère si
Le peuple ne se libère pas
Chaque homme a une maison
des rêves et un air de luth
Et moi qui porte l'histoire
de mon pays, je titube
Et sur chaque route
je marche échevelé, couvert de poussière
Chaque fois que ton nom flotte au-dessus de moi
mes paroles gagnent en poésie
Mes paroles sèment les espérances
dans chaque camp
Mes paroles sont des flambeaux dans
chaque désert et terre d'exil
Ô Palestine, tu es ce que j'au
de plus cher, beau et pur
Chaque fois que j'ai combattu pour toi
je t'ai aimée encore plus
Je t'ai aimé encore plus, Abd al Karim al Karmi (Abou Salama)
Nouvelles de Palestine
Le recueil de nouvelles de Nassar Ibrahim et Majed Nassar retrace le quotidien des Palestiniens. Ces histoires courtes sont écrites sur longue période, chacune d'entre elles est le miroir de la vie quotidienne en Palestine. Le style d'écriture est épuré, clair et profond qui transperce le lecteur, on peut lire les sentiments des Palestiniens entre l'espoir et la souffrance :
En Palestine, chaque jour qui passe est soit rouge soit noir. Soit trop de sang coule, soit trop de peine déferle pour faire d'un jour un jour. Nous espérons des jours verts, des jours jaunes ou des jours multicolores.
Dans Cent grammes de café et L'ami du papillon, deux récits qui retracent la violence quotidienne de l'armée israélienne avec une très grande subtilité , tirer sur des civils devient une habitude n'épargnant ni enfant ni femme. Les larmes d'une mère se trouvent être les seuls témoins d'une cruauté vécue au quotidien et où la patience devient la seule arme possible. D'autre part, une identité imposée devient une humiliation comme présenté dans Carte d'identité, la volonté de préserver et de garder l'authenticité de sa carte d'identité devient le but d'une partie de la vie d'un citoyen palestinien.
Par sa beauté, sa sensibilité et son authenticité, la littérature palestinienne est une ode à l'humanité !
Chahrazad Melouka
Œuvres citées :
- La poésie palestinienne contemporaine, choix des textes et traduction Abdellatif Laâbi, éditions le temps des cerises, 2002